Un trilemme difficile : Trump peut-il concilier tarifs douaniers élevés, un dollar plus faible et l’hégémonie mondiale continue du dollar ?

Auteur : Moïse Sidiropoulos

Le mercredi 2 avril 2025, Donald Trump a annoncé d’importantes augmentations des droits de douane face aux pays qui exportent beaucoup plus aux États-Unis qu’ils n’en importent, c’est-à-dire aux pays avec qui les États-Unis enregistrent un important déficit commercial. Bien que personne ne devrait être surpris que Trump fasse tout ce qu’il a déjà annoncé pendant sa campagne électorale, ce retour du protectionnisme crée une rupture majeure avec les principes du libre-échange tel qu’il s’est développé depuis la fin de la seconde guerre mondiale remettant en cause l’organisation des flux commerciaux internationaux et provoquant ainsi une guerre commerciale en période de paix. 

En effet, la rhétorique néo-mercantiliste de Trump, vise à maximiser les exportations des États-Unis tout en réduisant ses importations afin de dégager un maximum d’excédents commerciaux, en s’appuyant sur la dénonciation des déficits commerciaux persistants des États-Unis et la réindustrialisation du territoire américain. Toutefois, la hausse des droits de douane pourrait aussi exacerber les tensions inflationnistes, troubler les chaînes d’approvisionnement mondiales et engendrer un ralentissement significatif de la croissance en provoquant une récession à l’échelle mondiale. À cela s’ajoute aussi le risque de représailles commerciales, susceptible de nourrir aussi un cycle de conflits d’intérêts en suscitant des inquiétudes pour la stabilité économique au niveau mondial. 

Dans un tel contexte où les instruments traditionnels de la politique commerciale, comme les droits de douane, sont redevenus des outils de pression géopolitique, la question de la valeur du dollar occupe une place stratégique. Ainsi, cette réflexion prend tout son sens à la lumière de l’histoire monétaire internationale contemporaine. Dans cette perspective, une dépréciation ciblée du dollar par rapport aux principales devises des pays partenaires pourrait constituer un levier stratégique. Cette dernière permettrait de restaurer la compétitivité des exportations américaines, de réduire les déficits commerciaux et d’offrir une porte de sortie politique, c’est à dire : lever progressivement les tarifs douaniers tout en revendiquant une victoire économique tout en préservant l’hégémonie mondiale du dollar. 

Une telle manoeuvre marquerait un tournant majeur dans la politique monétaire et commerciale américaine. Mais, dans un tel contexte, Donald Trump sera confronté à un trilemme difficile : pourrait-on concilier des tarifs douaniers élevés avec un dollar plus faible et l’hégémonie mondiale continue du dollar ? 

L’hégémonie mondiale continue du dollar 

Les États-Unis enregistrent des déficits commerciaux importants depuis les années 1980. Bien que dans le secteur des services, ils sont toujours excédentaires, dans le secteur des biens (à 2 

savoir, la balance commerciale), ils sont déficitaires avec presque tout le monde en important plus de biens qu’ils n’en exportent. Des pays comme la Chine, ensuite, le Mexique et enfin le Vietnam enregistrent un volume d’exportations vers les États-Unis de plusieurs centaines de milliards de dollars. L’Union Européenne dans son ensemble, puisqu’elle enregistre 240 milliards de dollars en exportations nettes vers les Etats-Unis (principalement des exportations de l’Allemagne), est excédentaire vis-à-vis des États-Unis. 

Naturellement, ce déficit commercial américain soulève la question suivante : comment les États-Unis parviennent-ils à soutenir un tel important déséquilibre commercial chronique sans provoquer une crise monétaire majeure entrainant une dépréciation du dollar et/ou une crise inflationniste ? 

La réponse est que les États-Unis parviennent, dans une très large mesure, à effectuer tout ce volume de transactions commerciales parce qu’ils ont le privilège de payer leurs importations avec leur propre monnaie, le dollar. En effet, le statut particulier du dollar américain, en tant que monnaie de réserve internationale, confère aux Etats-Unis une position centrale (hégémonique) dans le système monétaire mondial et un « privilège monétaire » inédit : l’aptitude des Etats-Unis à émettre une monnaie admise au niveau international pour les règlements des toutes échanges leur permettant de financer leurs déficits extérieurs par une simple émission de leur propre monnaie. Ainsi, les États-Unis, à l’image de n’importe quel pays doté d’une ressource naturelle rares pouvant l’extraire et la vendre sur un marché, ont donc le privilège de produire (ou d’imprimer) des dollars afin de payer ce volume de importations par les autres pays exportateurs. C’est-à-dire que les déficits commerciaux américains sont financés par une émission de dollars. 

À première vue, il s’agit bien sûr de quelque chose d’anormal qui va à l’encontre des lois économiques traditionnelles, étant donné qu’un pays qui augmente constamment la quantité de sa propre monnaie verrait certainement un moment ou un autre sa monnaie s’effondrer (se déprécier) et en même temps de s’enfoncer dans l’inflation. Mais ceci ne représente pas le cas du dollar, car ce dernier, même après l’effondrement du système de Bretton Woods au début des années 1970, reste toujours la monnaie de réserve internationale. Malgré cette transformation, le dollar est demeuré la pierre angulaire du système monétaire international et il continue jusqu’ aujourd’hui à être la monnaie essentielle afin de réaliser le volume des transactions au niveau du commerce international en pleine expansion. En effet, l’émission des dollars par les États-Unis, dans le système d’après Bretton Woods, n’a plus l’obligation d’avoir une contrepartie en or, mais l’hégémonie mondial du dollar continue et sa valeur repose uniquement sur la confiance des marchés dans la solidité économique et géopolitique américaine. 

En conclusion, on pourrait voir l’hégémonie du dollar comme un « privilège monétaire » renforçant l’État américain pour pouvoir dominer au niveau économique et géopolitique, mais, en réalité, le dollar peut devenir aussi sa « dépendance mondiale » ou son fardeau. En effet, aux yeux de Trump, ce privilège monétaire ne suffit pas pour compenser les dommages causés à l’industrie américaine, car plus les pays exportateurs exportent de marchandises vers les États-Unis, plus l’industrie américaine décline, alors qu’au milieu de ce chaos international, les Américains se retrouveront sans industrie, avec des marchés financiers en crise et un État en faillite. 3 

Un dollar plus faible est-il au coeur de la stratégie Trump ? 

À la suite de l’analyse précédente, on peut se poser la question que se passerait-il si, pour résoudre ce paradoxe du déficit commercial américain, l’État américain arrêtait aujourd’hui l’émission de dollars pour financer ce déficit commercial, obligeant ainsi les américains à ne plus importer des biens et à consommer uniquement les biens produits sur leur territoire ? Cela entrainerait soudainement un krach économique d’une très grande ampleur sur les marchés au niveau mondial. Ceux qui vendent des produits aux États-Unis (qu’il s’agisse des Allemands qui vendent des voitures ou de Chinois et de Japonais qui vendent des ordinateurs et des téléviseurs) ne sauraient pas où les vendre en conduisant à une crise, car il n’y aurait plus de demande nécessaire afin d’absorber la production et l’offre de ces biens. Une crise économique (et par extension, une crise politique) semblable à celle de la crise de 1929, se profilerait ainsi, qui pourrait être encore plus grave si la situation devenait incontrôlable avec l’effondrement d’un pays qui a aussi la force armée la plus puissante du monde. 

Dans un contexte où les instruments traditionnels de politique commerciale (notamment les droits de douane) sont redevenus des outils de pression géopolitique, la question de la valeur du dollar occupe une place stratégique. Contrairement aux prédictions de la théorie économique courante, la mise en place de tarifs douaniers par l’administration Trump n’a pas conduit à une appréciation du dollar, mais, au contraire, la monnaie américaine a enregistré une baisse d’environ 8 % face à l’euro. Dans cette perspective, une dépréciation du dollar (de l’ordre de 20 % par rapport aux principales devises partenaires) pourrait constituer un levier stratégique pour l’administration Trump. Une telle dépréciation permettrait de restaurer la compétitivité des exportations américaines, de réduire les déficits commerciaux et en fin, d’offrir une porte de sortie politique : lever progressivement les tarifs douaniers tout en revendiquant une victoire économique. Une telle manoeuvre marquerait un tournant majeur dans la politique monétaire et commerciale américaine. 

Cependant, les quantités des dollars que les entreprises des pays asiatiques ou européennes gagnent grâce à leurs exportations vers les États-Unis sont accumulées (thésaurisées) par leurs propres banques centrales. Ceci se produit car le dollar est la seule monnaie de réserve internationale sûre sur laquelle les banques centrales peuvent s’appuyer pour pouvoir soutenir leur propre monnaie. Ainsi, les banques centrales des pays à travers le monde ont intérêt à maintenir la valeur du dollar américain à un niveau relativement élevé. Cette masse des dollars accumulés ainsi serait alors utilisée par les banques centrales des partenaires commerciaux des États-Unis afin de constituer des solides réserves des changes. De ce fait, les banques centrales des pays partenaires des Etats-Unis ne laisseront pas le dollar se déprécier comme c’est le cas des autres monnaies des pays ayant des déficits commerciaux permanents. Ainsi, le dollar fort serait bénéfique à la fois pour les Etats-Unis car ces derniers pourront vendre leur dette publique américaine à bas prix aux épargnants étrangers et pour les intervenants sur les marchés financiers afin de mieux gérer leurs placements lorsqu’ils opèrent sur les marchés boursiers et immobiliers américains. 

Quel est l’objectif de Trump derrière ses décisions tarifaires ? 

Quel est l’objectif de Trump ? Obliger ses partenaires (la Chine, le Japon et l’Europe, voir l’Allemagne) pour qu’ils fassent l’une des deux choses suivantes ou les deux : transférer leurs 4 

industries aux Etats-Unis en utilisant leurs dollars accumulés et/ou en achetant des obligations à 30 ans de l’État américaine. Dans ce contexte, Trump voit que les gouvernements des pays partenaires (Chine, Japon et Allemagne) gardent les salaires de leurs travailleurs à de faibles niveaux, ce qui fait que ces derniers ne peuvent acheter ni les produits de leur travail ni les produits américains importés. Au lieu de cela, ils les vendent à des prix compétitifs aux américains pour une seule raison : parce que le dollar est beaucoup plus élevé qu’il ne devrait l’être. Et pourquoi le dollar est-il si cher ? Parce que les dollars qu’ils gagnent en exportant ces pays vers les Etats-Unis sont conservés comme réserve internationale par leurs banques centrales respectives, ce qui entraîne la destruction de l’industrie américaine et a une austérité continue des travailleurs en Chine, au Japon et en Allemagne. 

Quel sera-t-il impact sur l’Europe ? La seule chose que l’on puisse dire avec certitude est que le modèle de croissance économique allemand, qui est fondé sur les exportations nettes, sera finalement mis en cause en respectant l’objectif de Trump. Etant donné que ce modèle de croissance économique allemand constitue l’épine dorsale de l’Union européenne, l’objectif de Trump marquera aussi la fin du modèle économique européen. L’Allemagne, quant à elle, a su tirer aussi un autre avantage par l’introduction de l’euro, la monnaie européenne, car la Banque Centrale Européenne (BCE), fortement inspirée par la tradition monétaire allemande de la Bundesbank, a adopté une politique rigoureuse qui a indirectement permis à l’Allemagne de renforcer sa compétitivité sans être soumise aux contraintes de l’appréciation de sa monnaie. Ainsi, l’Allemagne, en tant qu’économie dominante de la zone euro, a privilégié ses propres intérêts de court terme, car la zone euro, constituée comme une zone de libre-échange, a en principe favorisé l’économie allemande, dont le modèle de croissance économique repose sur la performance industrielle et les excédents commerciaux. Cette zone monétaire n’a pas permis aux autres États membres de la zone euro de défendre leur compétitivité, faute de pouvoir recourir à des outils comme les dévaluations monétaires ou l’imposition des droits de douane. 

Quant aux droits de douane sur les importations des Etats-Unis depuis la Chine, Donald Trump les a fait passer de 145 % à 30 %. Cependant, les droits de douane sont surestimés comme une arme pour réprimander l’économie chinoise. Comme le précisent plusieurs économistes, l’impact de ces tarifs sur les exportations chinoises sera modeste, car le commerce mondial sera restructuré, les exportations chinoises vers l’Europe et le reste du monde augmenteront rapidement, tandis que les États-Unis achèteront davantage de produits au Vietnam et en Inde. De ce fait, la possibilité que la Chine succombe et accepte une forte appréciation du yuan pour éviter les tarifs douaniers de Trump est donc négligeable. 

En revanche, s’il y a un bloc économique qui subira de graves pertes économiques à cause des tarifs douaniers de Donald Trump, c’est bien l’Union européenne, et non la Chine. On s’attend à un impact énorme sur l’Union Européenne dans son ensemble. Cette dernière a 240 milliards de dollars d’exportations nettes, principalement des exportations de l’Allemagne et des Pays Bas vers les États-Unis. Cet excédent commercial sera essentiellement éliminé par des tarifs très agressifs et la possibilité que la Europe succombe et accepte une forte appréciation de l’euro, dont le modèle de croissance repose sur les excédents commerciaux et qui est essentiellement confrontée à la mort de ce modèle de croissance économique. 5 

Une lecture à la lumière de l’histoire monétaire internationale 

Malgré l’abandon du système de Bretton Woods en 1971 et la transformation du système monétaire international, le dollar est demeuré la pierre angulaire de ce système. Dans ce contexte, lorsque les taux d’intérêt élevés aux États-Unis ont entraîné une hausse massive du taux de change du dollar face aux devises européennes et au yen japonais et des déséquilibres croissants dans la balance courante américaine, le célèbre Accord du Plaza (1985), illustre la capacité à coordonner une baisse concertée de la valeur du dollar face au yen et aux principales devises européennes pour rééquilibrer l’économie mondiale. 

C’était un monde différent par rapport à aujourd’hui : un monde de coopération multilatérale marquée par la diplomatie monétaire. Mais après l’effondrement du bloc soviétique et la fin de la guerre froide, vers 1990, cette capacité de coordination internationale s’est érodée. Le monde a été confronté à une série de crises économiques majeures : le krach obligataire de 1994, la crise asiatique de 1997, la crise russe de 1998, la crise financière mondiale de 2008, la crise de la dette souveraine européenne de 2010 à 2015), et plus récemment, la résurgence de l’inflation à partir de 2021. Cette succession d’instabilités révèle les fragilités structurelles du système monétaire international contemporain dont la stabilité apparaît de plus en plus illusoire et semble s’approcher de son point de rupture. 

En faisant le parallèle entre la période de coopération au sein du célèbre Accord du Plaza et aujourd’hui, la possibilité que la Chine succombe et accepte une forte appréciation du yuan pour éviter les tarifs douaniers de Trump est donc négligeable. Les dirigeants chinois, après avoir étudié attentivement l’Accord du Plaza (1985), s’attendent à ce que l’objectif de Trump est de tenter de leur faire subir ce que Reagan a fait subir aux Japonais à l’époque. Pékin n’oublie pas que l’appréciation du yen dans le contexte de l’Accord du Plaza a fait dérailler la croissance économique du Japon. En d’autres termes, il s’agit de forcer la Chine à choisir entre une forte appréciation du yuan ou des droits de douane élevés. De l’autre cote, les droits de douane élevés que Donald Trump a promis d’imposer aux produits chinois ne sont pas la principale préoccupation de la Chine. 

Cela nous amène à la dimension politique et géostratégique de la question. Le véritable dilemme auquel Pékin est confronté est de savoir s’il faut ou non découpler l’économie chinoise du système monétaire international dominé par le dollar, transformant ainsi les BRICS en un système monétaire de type Bretton Woods avec le yuan au centre et l’excédent commercial chinois comme garantie de ce nouveau système international. Pour que les BRICS deviennent un concurrent sérieux du système monétaire international basé sur le dollar, la Chine devrait mettre ses excédents à la disposition des BRICS plus ou moins ce que les États-Unis ont fait dans les années 1950 et 1960 pour soutenir le système de Bretton Woods. 

En conclusion, la meilleure chose à faire pour Trump serait donc de mettre la question des droits de douane sur la table des négociations. L’Europe, le Japon, la Corée du Sud et d’autres économies industrialisées accepteraient d’augmenter leur taux de change par rapport au dollar. Les États-Unis, à leur tour, accepteraient de réduire les droits de douane annoncés par Trump et ne conserveraient que ceux justifiés par des raisons de sécurité d’approvisionnement nationale. C’est une approche bien plus judicieuse que les accords commerciaux bilatéraux et les guerres tarifaires, ce qui répond au difficile trilemme auquel Trump est-il confronté. 

A PROPOS DE L'AUTEUR : Moïse Sidiropoulos est professeur d'économie à la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de l'université de Strasbourg, et chercheur au BETA.

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